Entre l’explosion des créations d’entreprise (en micro entreprise le plus souvent) et des reconversions professionnelles, l’irruption du télétravail et l’horizontalisation du management, de la startup nation au développement personnel, la crise pandémique a secoué sans trop de ménagement les représentations du travail. A l’évidence, une partie du travail de demain se fera en freelance, poursuivant une uberisation déjà bien amorcée. Il semble même certain que ce mouvement sera accompagné par les entreprises, particulièrement celles pour qui l’innovation est vitale, et qui ont compris qu’on ne peut guère être créatif quand on est enfermé dans les procédures. Et non moins évidemment, partout où c’est possible, une part non négligeable se fera en télétravail, de chez soi ou depuis des tiers-lieux.
Il y a là, en tendance lourde, comme on dit, radicale, une pulsion de liberté vis-à-vis des cadres traditionnels du travail, qui s’exprime visiblement au niveau de la forme du travail (être son propre patron, télé-travailler, décider de ses horaires, etc. ) et derrière laquelle se profile une exigence de liberté réelle, dont il faut comprendre les contours.
Nous pensons souvent trouver la liberté quand on se dégage des contraintes imposées de l’extérieur – et en ce sens, il peut sembler désirable de monter sa boite. Mais aussitôt, on mesure l’écart entre travailler pour soi, et travailler à son compte, et on se rend rapidement à l’évidence que ce que l’on prenait pour le premier ne se réduit en réalité qu’au second : on a simplement substitué un client à son manager, et c’est toujours pour quelqu’un d’autre – ou pour un algorithme – que l’on travaille. Or, par hypothèse, ce que recherchent réellement celles et ceux qui se mettent à leur compte, c’est bien de travailler pour soi, et non simplement à leur compte. S’ils le font en se mettant à leur compte, c’est parce que le cadre de travail tel qu’il existe n’offre que trop peu la possibilité de travailler pour soi. Pourtant, l’avenir du travail passera, en entreprise, par le fait d’offrir cette possibilité.
On peut, en effet, tout à fait travailler pour soi sans être pour autant à son compte, parce que ce qui vaut, dans cette affaire, et ce qui fait du travail une activité libre ou servile, n’a que peu de rapport avec les conditions matérielles ou statutaires dans lesquelles il s’exerce, mais tout à voir au contraire avec les conditions de désir par lesquelles il s’exerce.
Ce que la crise met en lumière, c’est précisément que se fissure la réalité du désir en régime capitaliste, dont Lordon montrait, en reprenant les leçons de Spinoza et de Marx, qu’il prospérait de la captation-subordination des désirs des salariés au service du désir-maître du patron. Ce que réclament celles et ceux qui demandent plus de liberté formelle (travailler à leur compte), c’est en réalité une libération de leur désir (travailler pour soi). N’est-ce pourtant pas ce que promettent les entreprises libérées, avec leurs Chief Happiness Officers ? Certes non, car c’est faire encore et toujours primer une liberté formelle sur une liberté réelle ; c’est revêtir l’injonction à la performance des habits neufs du bonheur au travail, dans un simulacre d’autonomie, qui soumet encore et toujours les salariés à un désir univoque et exogène, et les rend fous ou les pousse vers le micro-entrepreneuriat.
Une fois cela posé, il faut proposer quoi faire. On peut postuler qu’on libèrera les désirs singuliers en acceptant de soumettre au jeu de la discussion entre pairs rationnels les objectifs (quelle croissance ?), les moyens (quels outils, quels process ?), et les fins (quelle raison d’être ?), tout en acceptant la singularité partout où c’est possible (et c’est possible presque partout, sauf quand on veut tout contrôler). C’est toute une sociabilisation au travail qui doit se repenser, tournée vers la coopération et la convivialité (au sens d’I. Illich). Bien sûr, cela est coûteux pour celles et ceux qui ont l’habitude d’imposer leurs désirs, jusqu’au choix de la couleur des murs. Mais aussi, ils et elles risquent demain de se retrouver bien seul.e.s. Sans compter que dans le fond, la domination d’un désir unique est précisément ce qui fait défaut, pour l’innovation, la créativité, et donc la compétitivité, quand la liberté en est la condition.
Guillaume Déléan est doctorant en philosophie, ses travaux portent sur la constitution de la modernité, et particulièrement sur la rationalité moderne.
Depuis cet ancrage philosophique, il accompagne les organisations dans la création de valeur par et pour le facteur humain, en mobilisant ses ressources de coach professionnel et formateur.
Il intervient régulièrement auprès d’écoles supérieures dans les domaines de la RSE et de l’éthique, de la communication responsable, de la pensée critique et des humanités numériques. Il anime également des cafés philo à destination du grand public et en entreprise.
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